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Quelques considérations sur le Levant et
Levant
David Mendelson
Le mot «Levant»
n’est plus guère utilisé, aujourd’hui, sinon, pour prendre
l’exemple de la revue dirigée par Michel Eckhard Elial, à
un plan poétique et donc plus ou moins présumé imaginaire.
Le terme le plus courant est «Proche-Orient»,
pour désigner, pudiquement, le conflit qui oppose Israël et
la Palestine et, d’une façon plus complexe, le contexte israélo-arabe
de ce conflit.
De fait, jusqu’il y a une vingtaine
d’années, on parlait généralement, dans une perspective
plus large, du «Moyen - Orient». Je me souviens alors qu’un
éminent collègue français m’a fait remarquer, quand
je lui parlais, donc, du «Moyen-Orient» que je sacrifiais le
«Proche-Orient», où rayonna si longtemps la présence
française, au «Moyen-Orient», qui s’est imprégné,
lui, à la même époque, de la présence britannique
et anglaise. Or, ce n’était pas là une simple remarque de
linguiste. En effet, les deux modèles, dans cette partie du monde,
ne sauraient être confondus : pour ne prendre qu’une raison, apparemment
paradoxale, le français y aura véhiculé, contrairement
à ce qui s’est passé dans les autres colonies de la France,
un message anti – colonialiste, ce dont témoignent de nombreux témoignages
historiques et littéraires de l’époque.
Ce genre de précision s’impose
dans le cas, plus encore, de «Levant». Dans la mémoire
collective, le mot persiste dans ce qui s’est dénommé les
«Échelles du Levant», ces villes et ports où
s’est développé, à une certaine époque, le
commerce de la Méditerranée orientale.
C’est alors que s’est répandue
dans ce Levant une classe de commerçants qui travaillait en relation,
notamment, avec les banquiers et les prêteurs locaux et traversaient
indifféremment les frontières pour se rendre d’un pays à
l’autre. D’où la défiance des populations confinées
dans les villes, voire dans les campagnes, des divers pays, qui voyaient
d’un mauvais œil ces marchands de passage, voués à des activités,
apparemment, douteuses.
C’est alors que le mot «levantin»
a été couramment utilisé pour les désigner,
sur un ton craintif et, inversement, moqueur.
Il est permis de considérer que le roman policier,
en Occident, a longtemps servi à exprimer ce genre de préjugés
et nos lecteurs les plus âgés se souviendront sans doute qu’ils
ont rencontré le stéréotype du «levantin»
dans de nombreux romans policiers, tels que ceux d’Agatha Christie ou de
Georges Simenon : un individu suspect, les cheveux plaqués et reluisants,
élégamment habillé et porteur de bijoux et de liasses
de billets de banque, tantôt juif et tantôt arabe.
Les populations locales étaient sans doute à
l’origine de ce préjugé, à la fois, anti-juif et anti-arabe
et donc, en même temps, antisémite : les Arabes appelaient
cet individu un «Francaoui», c’est-à-dire un «Français»,
en raison, notamment, de son élégance, et les Juifs un «levantini»,
un levantin, généralement assimilé à son appartenance
judéo-méditerranéenne, autrement dit séfarade,
originaire d’un autre type de préjugés.
Pourtant, les activités de ces «levantins»
représentaient, à plus d’un égard, une véritable
percée en direction d’une meilleure communication entre les diverses
communautés de la région et un mouvement en avant vers leur
développement matériel et spirituel.
On croit rêver, aujourd’hui, en tenant entre ses
mains un billet administratif des années 1930, écrit en arabe,
autorisant un colporteur à venir vendre sa marchandise sur l’Esplanade
qui fait face au Mur des Lamentations, puis à La Mecque. Et l’activité
de banquier ou de changeur n’était certes pas méprisable,
puisqu’elle a été pratiquée, entre autres, par bon
nombre d’écrivains, tels que le grand Edmond Jabès, à
la Bourse du Caire, et, ailleurs, par d’autres écrivains renommés.
Me revient ici à l’esprit le mot d’un grand écrivain
vivant : «La Paix au Proche-Orient reviendra grâce aux marchands
de cacahouètes.» À méditer…
Les deux aspects contradictoires
de cette vision du Levant se sont ainsi opposés. D’un côté,
le préjugé négatif : l’individu se livrant, au-delà
des frontières, au commerce et à la finance. Une image
qui défiait en grande partie les occupations traditionnelles et
tendaient à échapper aux identifications originelles ; et,
de l’autre, une image qui se projetait dans une dimension utopique : celle
d’une région qui ouvrirait en partie ses frontières et impliquerait
une certaine liberté de conscience des individus. Une image qui
s’inscrivait aussi, à bien y réfléchir, dans celle
qui avait présidé au choix de ce vocable : celle du soleil
«levant» à l’Est, en Orient, pour s’élancer vers
l’Ouest, l’Occident, et parcourir un axe qui a été,le plus
souvent, dans l’Histoire de l’Humanité, celui des grandes découvertes
et de la progression des grandes civilisations. Pensons ici aux grands
mythes : le voyage de Jonas, dans la Bible ; et aux multiples exemples
mythiques et historiques.
C’est cet aspect positif et,
au choix, mythique ou utopique, que d’innombrables écrivains et
poètes de » tous les âges ont développé
dans les divers pays de la Méditerranée et que la revue Levant
s’est donnée pour tâche de présenter dans le cadre
de l’«espace méditerranéen».
Un cadre qui ne doit évidemment pas se refermer
sur lui-même, mais, bien au contraire, s’ouvrir à l’espace
global. Il va de soi, en effet, que cette notion d’«espace méditerranéen»
n’a pu ressurgir que dans le courant du processus de globalisation que
l’Humanité traverse actuellement.
Il est inutile de souligner combien ce processus rencontre
de ressentiment et de critiques. Contentons-nous de remarquer qu’il suscité,
effectivement, par contre - coup, le renouveau d’identités régionaleset
locales, telles que la «méditerranéité»,
qui s’étaient largement affaiblies, à la suite, notamment,
de la dé - colonisation. Mais peut-être est-il possible, aujourd’hui,
tout en aménageant la globalisation, d’y susciter un nouvel élan
de ces identités, qui permettrait de surmonter les sinistres conflits
qui ensanglantent la région et qui pourraitêtre assimilé,
somme toute, à une ré - orientation.
Où il conviendrait de rappeler que les mots «orientation»,
«orienter» et «s’orienter» ont pour racine le mot…«Orient».
«S’orienter», c’est-à-dire se référer
à l’Orient pour avancer vers le soleil, vers l’avenir.
Ce genre de rêverie est partagé par
beaucoup de ces écrivains qui participent, par exemple, à
la revue Levant. Elle peut susciter l’opposition ou la réserve des
esprits traditionnalistes ou réalistes, mais offrir une perspective
aux personnalités politiques de tous bords actuellement enfoncées
dans le marasme des guerres et, en tout cas, aux prospectivistes. L’idée
a jadis jailli de créer une sorte de Fédération du
Proche-Orient et elle a été reprise, à diverses époques,
par des penseurs de tous les bords religieux et nationaux. Les prospectivistes
soulignent que c’est une solution qui devrait s’imposer du fait même
de la problématique actuelle du développement mondial et,
notamment, de celle de la gestion de l’eau et des énergies. Pour
développer leurs recherches, ils utilisent, évidemment, Internet.
Ce qui pousse à rappeler, pour conclure, que l’utilisation
de ce nouveau moyen de «naviguer» dans l’avenir a nécessité
l’invention d’un concept, apparemment, nouveau : le «virtuel»,
opposé au «réel». Cette opposition semble recouper
celle du «réel», matériel, concret, palpable,
et de l’«imaginaire», inversement, idéel, abstrait et
insaisissable.
Or, il convient de préciser ici que le mot «virtuel»
a été inventé sous la Renaissance, cette magnifique
époque d’épanouissement spirituel et matériel pour
la Méditerranée et l’Humanité, à partir du
latin «virtus », «vertu», qui a une signification
parfaitement positive et qu’il s’est défini comme une projection
directe du réel, par exemple dans cette citation : «Il y a
dans la détermination de l’essence réelle quelque chose qui
correspond aux attributs que nous connaissons, qui renferme le virtuel
et ses effets». Autrement dit, le virtuel peut être considéré
comme la possibilité, si nous nous y activons, de la réalité
de demain.
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